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  • Noémie Perez

Sabina Spielrein

La scénarisation de l'histoire de la psychanalyse passe-t-elle le test de Bechdel ?

Habituellement évoquée comme ''la patiente avec qui Jung eut une relation'', Sabina Spielrein (1885-1942) est une femme russe qui figure parmi les premières femmes psychanalystes. Autrice d'une trentaine d'articles scientifiques, elle théorise en 1912 l'idée d'une pulsion de destruction, précédent de 8 ans le concept freudien de la pulsion de mort.


Qui est Sabina Spielrein ?


Sabina Spielrein naît le 7 novembre 1885 à Rostov-sur-le-Don en Russie dans une famille juive. Elle sera l'aînée de trois frères et une sœur. Leur père, Nikolaï, est ingénieur agronome. Il parle 6 langues couramment, s'adresse à ses filles en français et veut que ses enfants se parlent allemand entre eux. Il est décrit par l'oncle maternel de Sabina comme un père dépressif et violent, qui menace ses enfants de se suicider s'ils ne lui obéissent pas. La famille est fortunée. Sabina est élevée par une nourrice, et, jusqu'à ses 11ans, elle est éduquée par des précepteurs chez elle avant de rejoindre le système scolaire classique. Elle en sort brillamment diplômée. Elle parle 7 langues couramment (russe, allemand, français, anglais, grec ancien, latin et hébreu) et souhaite faire des études de médecine en Russie qui, à l'époque, sont interdites aux femmes.


Sabina présente très tôt des phobies et angoisses face à la mort. Ses parents l'obligent à tenir un journal intime qu'ils lisent et qui leur sert de menace pour la punir. En octobre 1901, la sœur de Sabina décède. En 1904, alors que depuis un an Sabina est désœuvrée suite à l’obtention de son diplôme, son oncle maternel l'amène en Suisse pour la faire interner. Après de courts séjours dans deux cliniques, le 18 août 1904, c'est suite à une ''crise'' faite à l'hôtel Baur-en-ville qu'un policier l'amène à la clinique psychiatrique et universitaire du Burghölzli à Zurich. Elle a alors 18 ans.


 

La clinique Burghölzli :


Située au sud-est de Zurich, son nom est celui de la colline sur laquelle elle est construite. Pendant que Sabina y séjourne, elle est dirigée par Eugen Bleuler – 45 ans à l'époque (psychiatre connu pour avoir inventé les termes de schizophrénie et d'autisme). Parmi les psychiatres présents, on retrouve Karl Abraham, Carl Gustav Jung, Hermann Rorschach et d'autres figures désormais reconnues pour leurs publications. Le contexte de l'hospitalisation de Sabina Spielrein à la clinique Brughölzli est alors celui d'une rencontre entre la psychiatrie et la psychanalyse, en témoigne A. Haynal :


« Freud écrit à son ami Wilhelm Fliess en 1904 : « Une reconnaissance carrément stupéfiante concernant mon point de vue […] de la part d’un psychiatre officiel, Bleuler à Zurich. Imagine-toi : un professeur ordinaire [à la tête de la hiérarchie médicale de l’époque en Suisse] et mes études – qu’elles soient bénies – sur l’hystérie et les rêves qui jusqu’à maintenant n’étaient évoquées qu’avec dégoût. » Que cette association avec la psychiatrie ait été heureuse ou non pour la psychanalyse, les opinions peuvent diverger à ce sujet [...]. Pour l’histoire : elle s’est faite à Zurich. »

(HAYNAL, A. (2009). L'originalité de la pensée psychanalytique helvétique, Le Coq-héron, 197(2), 63-69, p.64.)


Le travail au sein de la clinique se fait dans une écoute du patient, une compréhension des délires et un évitement maximal des camisoles, contentions et sédatifs. Ce qui nous semble être une évidence à notre époque est une évolution considérable en 1904, inspirée sans doute par l'émergence de la psychanalyse.

 

Sabina est prise en charge par Jung et est diagnostiquée hystérique, présentant des idées délirantes. Pendant son hospitalisation, elle participe aux observations des psychiatres. Dans une lettre au père de Sabina, le 10 octobre 1904, Bleuler écrit « Il est d'ailleurs réjouissant de constater que Mlle Spielrein est décidée à entreprendre des études de médecine, ici à Zurich, au printemps prochain. » (GELLY, V. (2018). La vie dérobée de Sabina Spielrein. Paris, Fayard, p.41.)


Le 25 avril 1905, elle entre à l'université. Elle est inscrite en botanique, anatomie, anthropologie, sciences de l'homme, génétique et zoologie ; elle fait partie du groupe d'étudiants en psychiatrie de Bleuler et elle collabore avec Jung qui écrit un essai sur des tests d'associations. Le 1er Juin 1905, elle prend un appartement dans Zurich. Ainsi, son séjour à la clinique Burghölzli aura duré moins d'un an et pourtant, il concentre la majorité des écrits qui évoquent Spielrein, ''la patiente de Jung''.


En juin 1910, Sabina devient médecin. Sa thèse, dirigée par Bleuler, Sur le contenu psychologique d'un cas de schizophrénie (démence précoce) est une étude de cas qui traite des liens entre les aspirations mortifères de la personnalité et la sexualité, les délires schizophréniques et les symboles universels portés par les mythes. Elle sera publiée dans le Jahrbuch, périodique dont Jung en est rédacteur en chef. Elle devient alors la première femme à publier une thèse de doctorat à contenu psychanalytique.

Elle déménage ensuite à Munich, suit des cours d'histoire de l'art et poursuit les idées développées dans sa thèse par l'écriture d'un article : La destruction comme cause du devenir. Elle rencontre Freud le 7 octobre 1911. Il lui propose d'intégrer la Société Psychanalytique de Vienne. Elle y présentera ses recherches sur une pulsion de destruction – nous y reviendrons.


En 1912, elle se marie à Paul Scheftel, un homme russe et juif de 32 ans qu'elle rencontre à Berlin, ville dans laquelle ils emménagent. Elle donne naissance à leur fille en 1913, Irma Renata Scheftel. De 1912 à 1914, elle publiera une dizaine d'articles dont :


La destruction comme cause du devenir, 1912

Contributions à la connaissance de l'âme infantile, 1913

(premier article publié autour d'une réflexion psychanalytique des enfants)

Deux rêves menstruels, 1914


Pendant la première guerre, Sabina retourne en Suisse avec sa fille. À Lausanne, elle trouve un poste d'ophtalmologiste dans un institut pour aveugles puis un poste de chirurgienne. En observant sa fille, elle publiera des articles aux seins desquels naissent des réflexions similaires à celles que poursuivrons Mélanie Klein et Anna Freud. Après la guerre, c'est devant elles que Sabina Spielrein présente au 7ème congrès de l'association internationale de psychanalyse L'origine des mots papa et maman chez l'enfant qui sera publié en 1922 dans la revue Imago.


Entre 1921 et 1923, elle s'installe à Genève et travaille à l'Institut Jean-Jacques Rousseau en tant qu'assistante-psychanalyste. Elle y rencontre Jean Piaget et devient son analyste. Pendant ces deux années, elle écrit plusieurs articles dont L’automobile: Symbole de la puissance mâle. En 1922, sa mère décède. Son mari Pavel, resté en Russie lui demande de rentrer avec leur fille. En 1924, Sabina laisse ses journaux intimes et correspondances dans les caves de l'Institut Jean-Jacques Rousseau, pensant les récupérer plus tard – c'est là qu'ils seront retrouvés – et part à Moscou. Là bas, elle travaille à La maison de l'enfance de Moscou, dirigée par Vera Schmidt ; elle est superviseuse, analyste formatrice et conférencière à l'institut de psychanalyse de Moscou. Elle est également directrice de la section de psychologie infantile de l'Université de Moscou et propose un séminaire sur l'analyse d'enfants.


En automne 1924 elle démissionne et rejoint Rostov, sa ville natale et son mari. Elle travaille dans un hôpital de jour pour enfants et un hôpital psychiatrique. En 1926, elle donne naissance à sa seconde fille : Eva, nommée d'après sa mère. L'un de ses derniers textes publié date de 1928, Dessins d'enfants avec les yeux ouverts et fermés.

« Selon elle, la main humaine tend à copier la forme de notre propre corps. Elle fait donc l'hypothèse que les dessins les yeux fermés, sont plus proches de la réalité inconsciente que ceux qui sont contrôlés par la vue. »

(Ibid., p.175.)


On sait ensuite qu'elle se rend une dernière fois à Moscou en 1931. Le reste fait parti de l'Histoire : « En 1932, Staline déclare la psychanalyse ''contrebande trotskiste''. C'est une condamnation définitive. » (Ibid,. p.180.) Entre 1937 et 1938, son père et son mari décèdent, ses trois frères sont fusillés. Le 24 juillet 1942 les allemands entrent dans Rostov après 10 jours de bombardements. Le matin du 11 août, les juifs de Rostov sont réunis dans la ville et invités à la quitter. Lors de la marche pour en sortir, ils mourront fusillés. Parmi eux, Sapina Spielrein accompagnée de ses deux filles. Elle avait 56 ans.



La destruction comme cause du devenir : une pulsion de mort 8 ans avant l'heure ?

« La vie est l'aboutissement de la mort »

(SPIELREIN, S. (2002). La destruction comme cause du devenir (Extraits)*,

Revue française de psychanalyse, vol. 66(4), 1295-1317, p. 1310)


Sabina Spielrein eut un rôle clé dans l'exploration et le développement de la psychanalyse auprès des fondateur·rice·s, de la première et de la deuxième génération. Nous allons nous pencher plus particulièrement sur un de ses articles autour de la question suivante : pourrait-on considérer qu'elle fut de celleux qui ont amené Freud à théoriser la pulsion de mort ? En effet, l'hypothèse de l'existence au cœur de l'appareil psychique d'une pulsion de destruction est l'une des premières que met au travail Spielrein. On trouve les prémices de sa réflexion dans sa thèse et ses journaux intimes, mais elle sera aboutie en 1912, dans La destruction comme cause du devenir.


Dans cet article, elle part de l'observation auprès de ses patientes de l'existence d'affects négatifs – angoisse et dégoût – rattachés à la sexualité. Elle questionne alors la coexistence du plaisir et du déplaisir. Son hypothèse est la suivante : « Les sentiments de défense tels que l'angoisse et le dégoût, que suscite ce même instinct [de procréation], […] sont les sentiments appelés par la composante destructive de l'instinct sexuel lui-même » (Ibid,. p.1297).


Observant dès lors l'existence d'un au-delà du principe de plaisir, Spielrein questionne le positionnement freudien qui fait entièrement référence à la vie infantile : « La question est de savoir si toute votre vie psychique peut se ramener à cette vie [infantile] du Moi » (Ibid., p.1299). Elle distingue alors l'instinct d'autoconservation du Moi de l'instinct de conservation de l'espèce. Certes, l'humain est individu, mais il n'est pas auto-engendré et est partie prenante du champ social. Spielrein soulève la question de l'empreinte psychique du social dans la psyché individuelle et relie cela à son hypothèse d'un instinct de destruction intrinsèque à la vie psychique. Elle stipule que le plaisir potentiellement pris par le Moi dans une souffrance viendrait du fait que celle-ci soit au service de l'espèce.


Le modèle qu'elle présente est le suivant : le sujet humain tend à s'individualiser, à se différencier, à se vivre comme permanent et unique – c'est l'instinct d'autoconservation qui préserve le Moi. Cette tendance à la différenciation est le travail de la psyché du Moi, consciente et inconsciente. Mais l'individu – qui n'est pas auto-engendré et isolé – éprouve parallèlement un désir de transformation. Ce dernier est constitutif du besoin de communiquer à d'autres ses propres pensées et affects. Or, utiliser des mots et/ou des symboles pour communiquer reviendrait à opérer un travail de dissolution du Moi dans le Nous, le collectif.

« Dès l'instant où nous formulons une pensée, où nous donnons à voir une représentation, nous nous livrons à un travail de généralisation, car les mots ne sont rien d'autre que des symboles, servant précisément à exprimer l'individuel de manière compréhensible et communément accessible aux hommes, c'est-à-dire, à lui ôter ses caractéristiques individuelles. Ce qui est strictement individuel est absolument incommunicable. »

(Ibid., p. 1303)


Pour expliquer ce sentiment de plaisir pris lors de cette dissolution du Moi dans le collectif, Spielrein se penche sur la nature des contenus inconscients. Selon elle, l'inconscient, « le plus profond de notre psyché » est collectif, « ne connaît plus de Moi » mais un « Nous », indifférencié, « général, typique » (Ibid., p.1300). Ainsi, au plus profond de l'inconscient se cacheraient des modes de pensées ancestraux, communs, archaïques et indifférenciés, traces d'une « psyché de l'espèce » qui, au cœur de l'inconscient individuel, s'opposerait à la « psyché du Moi ». Le Moi produirait alors un premier travail de différenciation en transformant les contenus inconscients indifférenciés pour se les approprier. Puis, lorsque le sujet communique, il opérerait un second travail de transformation, « une opération inverse d' ''indifférenciation'' » (Ibid., p.1310).


Deux courants coexistent alors : d'un côté ce travail de préservation du moi mené par l'instinct d'auto-conservation – la psyché du Moi – et d'un autre celui de la psyché de l'espèce, constitutive de l'instinct de conservation de l'espèce. Lorsque le Moi se dissout dans le collectif, le plaisir lié à cette destruction proviendrait de la satisfaction obtenue par la psyché de l'espèce à être dans le collectif.

« L'expression, la transformation d'une représentation individuelle en une représentation commune à toute l'espèce nous procure un réel soulagement »  (Ibid., p. 1303).

Alors même que l'instinct d'auto-conservation du Moi éprouverait du déplaisir à la destruction de sa permanence, l'instinct de conservation de l'espèce serait satisfait du travail d'indifférenciation effectué. Le Moi, dissout dans le collectif s'en trouve détruit, mais va pouvoir renaître enrichi de ce même collectif, transformé.


Ainsi, d'après Spielrein, deux forces composeraient la psyché :

  • L'instinct d'autoconservation du Moi, correspondant à une tendance à la différenciation. Cet instinct serait « statique » (Ibid., p.1311), positif c'est-à-dire aboutissant à un sentiment de plaisir.

  • Et l'instinct de conservation de l'espèce, dans lequel s'ancre l'instinct de procréation qui correspondrait à une tendance à la dissolution du Moi et à l'assimilation au Nous, au collectif par un processus de transformation. Celui-ci serait « dynamique » en tant qu'il aurait pour but « la modification de l'individu, sa ''résurrection'' sous une forme nouvelle [...] [qui] ne peut avoir lieu sans la destruction de l'état antérieur. » (Ibid., p.1311). Cet instinct, qui correspondrait à la psyché de l'espèce est « essentiellement ambivalent » en ce sens qu'il peut procurer à la fois un sentiment de plaisir, celui d'être compris par le collectif, et un sentiment de déplaisir, celui de la destruction du Moi.


Huit ans plus tard, en 1920, Freud publie Au-delà du principe de plaisir, texte carrefour entre la première et la deuxième topique, dans lequel il théorise la pulsion de mort sans encore la nommer, et augure sa dualité avec la pulsion de vie. Dans les derniers paragraphes, alors que Freud aborde l'idée d'un appareil psychique qui tendrait en premier lieu au déplaisir, il précise en note de bas de page :

« Dans un travail riche de contenu et de pensées, mais qui malheureusement n'est pas toujours pour moi parfaitement transparent, Sabina Spielrein a anticipé toute une partie de cette spéculation. Elle désigne la composante sadique de la pulsion sexuelle comme ''destructrice''. […] Tous ces efforts, comme ceux de ce texte, témoignent de l'existence du besoin pressant d'une clarification non encore atteinte dans la doctrine des pulsions. » (FREUD, S., (1920). Au-delà du principe de plaisir, In Essais de psychanalyse, Paris, Payot & Rivages, 2001, 47-128, p.114-115)

Puis, en 1930, nous pouvons lire : « Je me souviens de ma propre défense lorsque l'idée de la pulsion de destruction émergea pour la première fois dans la littérature psychanalytique et combien de temps il me fallut pour y être réceptif. » (FREUD, S., (1930). Le malaise dans la culture, In Oeuvres complètes Psychanalyse XVIII, Paris, Puf, 3e ed., 2015, 245-333, p.306.)


Ainsi, en 1912, l'article de Spielrein est une révolution dans le monde de la psychanalyse qui, jusqu'alors, ne pensait le fonctionnement psychique que comme tendant vers le plaisir et la satisfaction. Nous pouvons penser que sa réflexion aurait inspirée le texte freudien, et dès lors nous demander comment se fait-il que Sabina Spielrein soit restée dans l'ombre des hommes qui ont traversé sa vie ?



La scénarisation de l'histoire de la psychanalyse passe-t-elle le Test de Bechdel ?


La présentation habituelle de Spielrein est une présentation faite aux regards des hommes qu'elle a fréquenté. L'intérêt de ses apports théoriques est invisibilisé dès lors qu'on ne l'évoque que dans le cadre de sa relation avec Jung, pour illustrer l'histoire du conflit entre Jung et Freud. Comment comprendre cet effacement ? En quoi celui-ci peut-il nous permettre de mettre en lumière des mécanismes récurrents dans la mise en scène du récit de l'histoire de la psychanalyse ?



Préserver la sacralisation freudienne


Nous l'avons vu, le séjour à la clinique Burghölzli de Sabina Spielrein en tant que « la patiente de Jung » aura duré moins d'un an et pourtant, il concentre la majorité des écrits qui l'évoque. L'histoire de la psychanalyse en a fait un personnage bien curieux. Violaine Gelly explique :

« L'entrée de Sabina dans l'histoire de la psychanalyse par cette lettre du 23 octobre 1906 [lettre de Jung à Freud qui stipule ''Je traite actuellement une hystérique selon votre méthode. Cas grave, une étudiante russe, malade depuis six ans.''] est déjà porteuse d'ambiguïtés. À cette date, elle n'est plus diagnostiquée comme hystérique et son traitement est terminé depuis plus de huit mois. Jung ne précise d'ailleurs pas qu'elle est désormais autonome et guérie. » (GELLY, V. (2018). La vie dérobée de Sabina Spielrein. Paris, Fayard, p.63.)


Ainsi, alors même que son statut de patiente est révolu, Jung le premier l'y maintient. Peut-être pourrions-nous penser que cette confusion serait à l'origine de la considération de Spirelrein dans le récit de l'histoire de la psychanalyse ? Pour une femme qui a passé quelques mois hospitalisée, certes avec de grands noms de l'histoire de la psychanalyse, mais qui, par la suite a théorisé et publié pendant près de 20 ans de nombreux articles pionniers pour la théorie psychanalytique, il est intéressant de se questionner quant à sa réduction à son statut de patiente.


Aussi, le récit de l'histoire de la psychanalyse se fait autour d'un Freud sacralisé. Cette sacralisation peut se comprendre. En effet, c'est aux travers de ses écrits que la discipline, théorique et pratique, s'est dessinée, inventée. Mais cette posture d'inventeur qui l'auréole d'idéalisation empêcherait-elle d'observer les influences et contributions de ses contemporain·e·s ? Alors qu'on observe que Spielrein a très certainement amené Freud à penser la question de la pulsion de mort, et alors que Freud lui-même écrit sa dette à Spielrein, cette dernière est tue dans les récits de l'histoire de la psychanalyse. En quoi serait-il nécessaire de conserver l'image d'un Freud qui aurait théorisé seul et/ou contre d'autres plutôt qu'avec, à partir de ? Cela illustre-t-il un désir de présenter Freud dans une toute-puissance auto-engendrée ? Serait-ce une manière de payer une dette envers Freud - celle de l'invention de la psychanalyse - que de le considérer comme ce ''père fondateur'', qui a inventé seul, en se battant contre ?




Test de Bechdel


Raconter l'histoire de la psychanalyse, en faire le récit, c'est la mettre en scène. Alors que Spielrein est jouée au cinéma dans A Dangerous Method, alors qu'elle est réduite au statut de femme entre deux hommes dans le récit de l'histoire de la psychanalyse, elle me semble être idéale pour soulever une réflexion autour de notre manière de scénariser cette histoire. En effet, réduire une femme à son rapport aux hommes qu'elle a fréquenté m'a rappelé le test de Bechdel appliqué au cinéma. Dans la bande dessinée Lesbiennes à suivre, Alison Bechdel illustre une conversation entre deux femmes devant un cinéma. Celle ci présente trois règles qui seront extrapolées sous la forme du test de Bechdel, présentant une manière de déterminer la nature potentiellement sexiste d'un film. Ces trois règles sont les suivantes : Il doit y avoir au moins deux femmes nommées dans l’œuvre, qui parlent ensemble et qui parlent de quelque chose qui est sans rapport avec un homme.


Ainsi, lorsqu'on met en scène l'histoire de la psychanalyse, ne pourrait-on pas nous poser la question du sexisme intrinsèque à son récit ? Pour cela, pourrait-on penser un test de Bechdel appliqué au récit de l'histoire de la psychanalyse ? Pourrions-nous adapter les trois règles du test ?

Il doit y avoir des femmes nommées dans le récit de l'histoire de la psychanalyse, dont on aborde les apports théoriques, en dehors de leurs rapports aux hommes qui ont théorisé la psychanalyse.

Si on appliquait cette adaptation du test au personnage de Spielrein, le récit qui en est fait ne le passerait pas. Elle est nommée dans l'histoire de la psychanalyse mais ses apports théoriques ne sont que rarement abordés, en revanche c'est dans ses liens avec Jung et Freud qu'elle est présentée. Réduite au statut de femme entre deux hommes, utilisée pour dépeindre leurs désaccords, l'histoire a oublié de raconter en quoi elle avait théorisé avant Freud et influencé ce dernier dans l'écriture de la pulsion de mort, en quoi elle avait ouvert la voie de la considération de l'enfant comme sujet de la psychanalyse et comment, par l'écriture d'articles comme Deux rêves menstruels ou encore L'automobile : symbole de la puissance mâle entre autres, elle diversifie les thèmes abordés par la psychanalyse et y apporte une réflexion féministe dès ses débuts.



Sphère publique, sphère privée


En 2009 une revue de psychanalyse consacre un numéro entier à Sabina Spielrein (Sabina Spielrein, une œuvre prisonnière, un destin singulier, Le Coq-Héron, 197(2), Eres) qui, dans la majorité des articles présentés, est une ressource française inédite la concernant. Mais, dans un article intitulé A propos de Sabina Spielrein, une histoire inhabituelle, qui partage des extraits de son journal intime, l'auteur écrit :

« Mais elle ajoutait, ce avec quoi je me sens de plus en plus en accord, qu'il n'y a rien de plus beau qu'une jeune fille. Une jeune fille, c'est frais, quelle que soit sa laideur. J'aurais aimé être ce jeune homme épiant cette vision de sa poitrine. » « Vraiment, ses cheveux, son parfum, son corps de femme me sont restés cachés derrière des mots qui ne m'évoquaient rien de sensuel. » « Dans un monde ligoté par la morale bourgeoise, comment résister à une jeune patiente se donnant corps et âme à un médecin ? » (MIJOLLA, A. (2009). À propos de Sabina Spielrein, une histoire inhabituelle, Le Coq-héron, 197(2), 84-92, p. 89-90.)


Ainsi, à propos de Sabina Spielrein se trouve mettre en avant des extraits de ses journaux intimes afin de dépeindre le désir de l'auteur vis à vis du corps de Sabina Spielrein. Qu'apprend-on de Spielrein dans cet article au delà de ses « mots » qui n'évoquent « rien de sensuel » à l'homme qui les lit ? Elle se trouve réduite à son corps de femme, sans mention de ses apports théoriques.


L'exemple de cet article est significatif de la manière avec laquelle Sabina Spielrein est racontée dans l'histoire de la psychanalyse, et fait écho au caractère genré de la dichotomie entre les sphères publiques et privées. En effet, concernant Spielrein, plutôt que ses publications, ce sont ses lettres à Jung, à Freud qui sont étudiées. Plutôt que ses articles, ce sont ses journaux intimes qui sont commentés. Réflexion féministe qui place le privé sur la scène politique, cette dichotomie genrée peut-elle nous permettre de penser comment les femmes sont abordées dans le cadre du récit de l'histoire de la psychanalyse ?



Ainsi, nous avons abordé l'invisibilisation de Sabina Spielrein dans l'histoire de la psychanalyse en tant que celle d'une réduction à son statut de femme, son corps, ses rapports aux hommes qui l'ont entouré et sa vie privée, décortiquée aux dépends de ses publications et apports théoriques. Cantonnée à la sphère privée, c'est en commentant ses écrits intimes et ses lettres que s'est construit son personnage d'éternelle patiente amoureuse de Jung, détentrice de clés pour comprendre son conflit avec Freud. Sa position dans la construction du récit de l'histoire de la psychanalyse est une position qui met en évidence plusieurs aspects d'un sexisme ambiant bien ancré, tant dans l'histoire de la psychanalyse que dans ses théories. En nous penchant sur les publications de Spielrein, nous découvrons son statut de pionnière quant à certains champs de la psychanalyse. Aussi, parmi ses textes, nous retrouvons des thèmes qui pourraient nous permettre de repenser la psychanalyse depuis un point de vu féministe.


 

« Serai-je capable de travailler scientifiquement ? Pour moi, la vie sans les sciences n'a pas de sens. Que pourrais-je faire, si ce n'est étudier la science ? […] Diable, je voudrais tant savoir si j'arriverai à faire quelque chose de moi. Ça aussi c'est idiot, que je ne sois pas un homme : à eux tout réussit plus facilement. Dégoûtant aussi que toute la vie soit arrangée pour eux. »

(Extraits du journal intime de Sabina Spielrein

In : GELLY, V. (2018). La vie dérobée de Sabina Spielrein. Paris, Fayard, p.50.)



 

Ressources


CIFALI, M., Une femme dans la psychanalyse, Sabina Spielrein : un autre portrait, Le Bloc-Notes de la psychanalyse, n° 8, Genève, 1988, 253-265.


FREUD, S., (1920). Au-delà du principe de plaisir, In Essais de psychanalyse, Paris, Payot & Rivages, 2001, 47-128


FREUD, S., (1930). Le malaise dans la culture, In Oeuvres complètes Psychanalyse XVIII, Paris, Puf, 3e ed., 2015, 245-333.


GELLY, V. (2018). La vie dérobée de Sabina Spielrein. Paris, Fayard.


GRAF-NOLD, A. (2009). Sabina Spielrein à la clinique psychiatrique du Burghölzli: Faits et fictions d'un traitement. Le Coq-héron, 197(2), 41-62.


HAYNAL, A. (2009). L'originalité de la pensée psychanalytique helvétique, Le Coq-héron, 197(2), 63-69.


LAUFER, L. (2017). Isabelle Mons, Femmes de l’âme. Les pionnières de la psychanalyse: Éditions Payot et Rivages, Paris, 2015, 320 pages. Travail, genre et sociétés, 37(1), 225-227.


LAUNER, J., NOTH, I. (2016, 20 juillet). List of Spielrein's publications, Spielreinassociation. https://www.spielreinassociation.org/list-of-spielrein-s-publications


MEIKLE, O., NELSON, K., SELLS, A. (2019, 1er juillet). The Psychoanalyst Sabina Spielrein [Podcast]. What’sHerName. https://www.whatshernamepodcast.com/sabina-spielrein/


NASZKOWSKA, K. (s. d.). Her life and work, Spielreinassociation, https://www.spielreinassociation.org/her-life-and-work


NOSCHIS, K. (2009). Introduction : « Qui a peur de Sabina Spielrein ? ». Le Coq-héron, 197(2), 13-18.


PLASTOW, M. (2019). L’émergence de la pulsion de mort chez Sabina Spielrein. Essaim, 43(2), 79-89.


PRAMESHUBER, U. (2009). La contribution de Sabina Spielrein à la psychanalyse. Le Coq-héron, 197(2), 32-40.


RICHEBÄCHER, S. (2009). Sabina Spielrein. Un penseur moderne. Le Coq-héron, 197(2), 19-31.


SPIELREIN, S. (2002). La destruction comme cause du devenir (Extraits)*, Revue française de psychanalyse, vol. 66(4), 1295-1317.


Test de Bechdel. (2020, 24 juillet). Dans ​Wikipédia​. https://fr.wikipedia.org/wiki/Test_de_Bechdel

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